Je m'appelais Shangaan, fils de Shangaan le lépreux, grand roi s'il en fut. Je règnais sur le pays Tsonga dans l'actuel Mozambique.
Mon pays Tsonga est un pays de lumières, de savanes jaunes, de plateaux venteux, de forêts éparses d'acacias, et de montagnes vertigineuses où s'impose la masse énorme de la demeure d'Hangallah, le dieu des dieux.
Hangallah commande aux quatre éléments, c'est le dieu créateur de toute chose et rien ne peut se faire dans l'Univers sans qu'il n'en ait décidé.
Quand la mort se pose sur le front des guerriers Tsonga, ils rejoignent la demeure d'Hangallah, un pays de lait et de miel, de lacs d'émeraude et de sources cristallines. Les plaines y sont giboyeuses et les fleurs si grandes qu'elles ressemblent à des soleils.
La vie était douce dans ce pays de rêve, les jours s'ajoutaient aux jours au rythme traditionnel des saisons, sans heurts ni fracas.
J'allais souvent méditer sur la colline dominant les boukarous de mon village, une colline rouge comme le sang des hommes. Je demeurais longtemps à contempler la plaine dans la tiédeur du soir, une plaine constellée des taches ocres et brunes des troupeaux d'impalas, de gnous et de gazelles, j'écoutais le souffle de la savane parfois troublé par le feulement d'une panthère se préparant à la chasse.
Puis quand le ventre rouge et or du soleil s'appuyait à la montagne pour bientôt s'y engloutir, je dirigeais mes pas vers le village où les femmes se préparaient à servir la bouillie de sorgho dans les écuelles de bois.
Nous avions peu d'ennemis exceptés les N'Débélé, ce peuple sauvage venu des rives sud du Limpopo. Un peuple dominateur qu'il nous a fallu maintes fois repousser au dela des frontières du fleuve. Nombre de nos familles furent endeuillées par la mort de nos guerriers, mais le plus cruel était à venir !
En effet, nous qui ne connaissions les blancs que par le rapport qu'en avaient fait quelques voyageurs égarés. Nous, les hommes noirs du pays Tsonga, les avons vu un jour franchir les montagnes et s'abattre sur le village comme nuées de sauterelles.
Ils étaient accompagnés de renégats arabes et de faux-frères africains. Chevauchant mules et dromadaires, armés de fusils à poudre, ils investirent notre village, pillant et massacrant.
Tout d'abord surpris par ce déchainement de violence, les guerriers firent face, se battant comme les lions de la savane pour défendre leurs familles.
Hélas, le soir venu nous dûmes nous soumettre à la loi du plus fort, du plus féroce. Le village n'était plus que brasier, de lourds nuages noirs s'élevaient des cases en feu, masquant le soleil pour des jours et des jours. Les négriers, puisque tel est leur nom, s'agitaient comme diables en marais, jurant et cognant à tours de bras pour effectuer leur sélection.
Bientôt, une longue file d'hommes et de femmes, d'enfants et même de vieillards, pleurant, criant et se lamentant, chargés de chaînes, entravés aux chevilles, battus et avilis, se mit en marche vers son destin d'esclaves.
La brousse était muette de stupéfaction et de terreur, pas un cri, pas un rugissement ne s'élevaient des sombres buissons et des vallées profondes.
Je jetais un dernier regard vers ce qui fut ma vie d'homme libre, mes savanes immobiles, mes falaises escarpées, et vers le dôme sombre où réside Hangallah.
Hangallah pourquoi as-tu permis cela ?
On m'appelait Shangaan...