Ma première nouvelle, inspirée du film Taxi Driver et du roman L'étranger d'Albert Camus.
Les voix
Jeudi 11 Avril, 1919
Il est 14h37.
Je rentre du restaurant. Le goût de cette soupe dégueulasse est encore dans ma bouche, il se mêle à celui du café tiède que j’ai commandé après le repas. Ma canne vient de tomber du bureau contre lequel je l’avais posé, le bruit résonne encore dans la chambre. C’est une chambre que je me suis loué avec la pension que je reçois de l’état. Vu ce que j’y ai laissé pour ce pays, ils me doivent bien ça. J’arrive à vivre plus ou moins bien avec ce qu’ils me donnent, c’est déjà ça.
Et y a Maman aussi qui m’envoie un peu d’argent, parfois.
J’ai acheté ce carnet sur le chemin du retour. Je ne sais pas très bien pourquoi d’ailleurs. Enfin si, j’ai entendu dire qu’écrire permettait d’exorciser ses démons. Des démons, je crois pas en avoir. Mais j’entends souvent des voix, le soir. Ça se produit quand je suis sur le point de fermer l’œil, dans l’obscurité de cette petite pièce. Ces voix qui s’entrecroisent, elles me rendent fous. J’entends des morceaux de jurons, des cris, des rires, des larmes.
Il y a que bribes qui se font et qui se défont.
Je n’en avais pas, des voix, avant la guerre. Je n’en avais pas pendant, non plus. Peut-être parce que ces voix je les entendais en vrai.
C’est comme si je les avais rapportées avec moi, elles et cette putain de canne que je me trimballe comme un vieillard.
Je crois pas devenir fou, je pense que c’est normal après c’est que j’ai vu. Alors on va essayer de se soigner.
Mardi 15 Avril, 1919
J’ai un peu délaissé ce journal. Faut pas.
Je crois que ça pourrait marcher.
Je suis allé au café ce matin, celui en bas de l’avenue, il était vide. Y avait quelques vieux qui philosophaient, rien de plus. J’imagine que les gens sont trop occupés à travailler. Enfin c’est l’impression que j’ai, tout le monde charbonne, sauf moi.
J’ai arrêté d’en chercher, du travail.
Qui voudrait d’un handicapé ?
Ils ont bien essayé de nous expliquer qu’il fallait nous réinsérer, petit à petit, tout ça. Qu’on avait été soumis à une forme de « condition nerveuse » qui nous a changés à jamais.
Cette connerie de réinsertion, je n’y crois pas.
Jeudi 17 Avril, 1919
Je suis allé à la librairie ce matin, j’ai économisé quelques balles et je me suis dit que je pouvais bien me permettre de les utiliser. J’ai acheté un livre de Voltaire.
Je lisais pas trop avant, je suis pas vraiment une tête. J’ai du temps à perdre.
En sortant j’ai vu une fille blonde portée un panier, elle devait rentrer du marché. Elle était magnifique, vraiment. J’ai senti mon cœur se figer.
Je l’ai suivie jusque chez elle. Je me suis fondu dans la foule, elle n’a rien remarquée. Dieu merci. Elle est si jolie.
Elle a des yeux bleus. Un bleu si profond qu’il suggère un océan.
Je voudrais plonger dans cet océan.
Vendredi 18 Avril 1919
Ce matin je me suis promené dans le parc, puis je me suis assis sur un banc et j’ai entamé ma lecture de Candide. J’ai bien aimé le début mais ça s’est vite avéré ennuyeux. J’ai persisté. J’ai pas acheté ce livre pour ensuite l’oublier dans un tiroir de ma table de nuit.
Je suis rentré vers 11 heures et demie.
Et puis je l’ai revu, elle se promenait en tenant un enfant par la main. Je ne crois pas que c’était son fils, elle semble trop jeune et lui trop grand. Elle doit avoir 19 ans, tout au plus.
Je me demande si elle a déjà un prétendant. Ou pire encore si elle est mariée.
Je crois que je l’aime.
Non ça ne peut pas être cela. Je dois juste la trouver sublime. Mais je ne suis pas le seul, je compte plus le nombre de types qui la regardent. Je les hais. Je veux être le seul à la voir.
Mais elle, elle ne me voit pas.
***
Il est 23H13
Je viens de rentrer du bar.
C’était agité. Beaucoup trop pour moi.
J’ai rencontré un type, il s’appelle Jacques. Il est venu m’aborder, une choppe à la main. Il a une gueule d’ivrogne clochard, mais il avait suffisamment pour s’offrir plusieurs bouteilles. J’ai pas voulu lui tenir la conversation mais il continuait à me parler. Il en a, lui, de la conversation. Je me suis même surpris à rire de ses frasques, là où tout le monde riait de lui.
Il est bruyant mais il attire la sympathie.
Il a l’air cultivé mine de rien.
Dimanche 20 Avril 1919
Tout le monde est parti à la messe ce matin, le village était vide.
Je n’y vais pas moi. Il y a bien longtemps que je ne crois plus.
Je me souviens que même quand j’étais tout petit, tout cela était absurde pour moi. Je n’ai pas besoin du pardon de qui que ce soit. Les autres en ont besoin pour oublier ce qu’ils font. On oublie les fautes qu’on nous a pardonnées.
Je crois qu’écrire ça marche.
Je dors bien en ce moment, les voix ne sont plus aussi fortes qu’avant. Elles sont semblables à des murmures maintenant.
Je me sens bien...
J’ai revu Jacques, il était assis à la terrasse d’un café et discutait avec un vieillard.
J’ai fait semblant de ne pas le voir et de regarder le parterre mais il s’est mis à crier mon nom quand il m’a vu. J’ai feint un sourire et je lui ai fait signe de la tête.
Il m’a invité, j’ai poliment refusé. Mais je n’aurai pas dû, un verre c’est toujours ça de pris.
Mardi 22 Avril 1919
Elle m’a vu. Elle m’a remarqué. Je suis un abruti. J’aurai dû être plus discret.
J’étais assis sur un muret et je feignais de lire ce fichu livre, je la regardais. Elle était en train de marcher avec ce gamin et elle s’est tournée vers moi, mais j’ai baissé les yeux. J’ai lâchement détourné mon regard.
Qu’est-ce qu’il m’a pris ?
Que faire ?
Je devrais peut-être l’inviter ? Demander sa main ? Je délire, je crois. Un agité comme moi avec une fille comme elle...
Mercredi 23 Avril 1919
Je sors pas aujourd’hui.
J’ai peur de la revoir, je pourrais pas affronter son regard après cette humiliation. Merde...
Jeudi 24 Avril 1919
Je lui ai parlée.
Non ! On a parlé !
Marie, douce Marie. Son nom est à la hauteur de sa beauté. Marie...
Je la reverrai demain, on va devenir amis.
Je l’aime.
***
J’ai vu Jacques ce soir.
Il était au bar. J’étais d’humeur à lui parler.
Il m’a dit qu’il était parti voir des putes. Qu’il n’y avait rien de mieux, qu’elles procuraient plus de plaisir et que – contrairement aux autres femmes – elles ne demandaient jamais rien de plus. Je ne voulais pas en entendre parler mais il a causé pratiquement que de ça.
Il a parlé vraiment fort ce soir, mais ça ne m’a pas dérangé.
Vendredi 29 Avril 1919
Les voix se sont éteintes hier soir. Je ne sais pas si ce carnet est responsable de tout cela, ou si c’est Marie.
Je suis heureux, je suis un homme nouveau.
J’ai conversé avec Marie aujourd’hui encore, sa voix angélique résonne encore dans ma caboche.
J’aime cette sensation que j’ai au niveau de l’estomac quand je la vois sourire, j’aime son grain de beauté à peine visible en dessous de son œil, j’aime son timide rire, j’aime nos longs silences quand on se regarde dans les yeux, j’aime quand elle se passe la main dans ses beaux cheveux blonds, j’aime son expression quand son sourire s’efface et qu’elle m’écoute.
Je l’aime et je crois qu’elle m’aime bien, elle aussi.
Lundi 2 Mai 1919
En fait, elle ne m’aimait pas.
Elle a refusé un baiser. Elle m’a repoussé comme un vulgaire vaurien. Elle m’a giflé.
Pourquoi j’ai voulu l’embrasser ? Quand est-ce que j’ai eu l’impression que je pouvais convenir aux attentes d’une fille comme elle ? Elle doit me détester. J’ai insisté, elle a été forcée. Je n’aurai pas dû continuer.
J’entends ces fichus voix. Mes yeux ne sont pas fermés mais j’entends d’ores et déjà ces putains de voix.
C’est encore pire qu’avant. Je peux rien y faire.
Mardi 3 Mai 1919
J’ai été dans un bordel.
J’ai choisi une fille. Elle était un peu plus âgée que moi. Un peu plus que la trentaine. Pas la plus excitante mais elle a fait l’affaire. Elle était bien en chair, ronde.
Par moment, je crois qu’elle en faisait trop, ça doit être ce qui excite les clients habituels. Tout ça c’était tellement vulgaire. Trop vulgaire.
J’ai cru voir Marie en elle, mais au final il n’y avait rien.
***
J’ai du mal à tenir ma plume. Je tremble trop et ça fait des taches sur la feuille.
Son père, ce soir il est venu me voir, à la sortie du bar. Il a calomnié. Il criait que j’avais souillé sa fille. Il a menti.
Il m’a frappé, mais je ne me suis pas laissé faire. J’ai été dépassé par ce qui arrivait. Il a mordu la poussière, mais j’ai continué. Et quand j’avais fini, il bougeait plus. Sa tête saignait beaucoup trop. Alors j’ai couru comme un animal. Et je sais que je n’avais pas couru comme ça quand on m’avait envoyé sur le no man’s land. Et j’ai entendu les voix, cette fois-ci encore plus fortes qu’à l’habitude.
Je les entends encore.
Il faut que ça cesse. Il faut que j’arrête tout cela, par moi-même.