L’homme de la forêt
Promenade sans but dans les futaies du Jura, un après-midi de juillet, j’allais nonchalamment… Le soleil jouait avec les arbres en clair-obscur, jetant des ombres et des halos de lumière étrangement diffus. Aucun bruit, aucun cri ne troublait la torpeur de cet instant d’été. Seuls, des frémissements ailés marquaient la vie.
De nuances de verts en touches d’ocre mordorés, le chemin herbeux serpentait sous les sapins, en pente douce, ma marche était légère, bâton en main, âme de découvreur… Je m’enfonçais, diminuaient les clartés. Abordant une courbe du chemin, j’entendis le murmure avant de voir la clairière que traversait un ruisseau très paisible, un coin de solitude, un éden oublié.
Et c’est là que je le vis. Il était assis sur une vieille souche d’arbre, tel un dieu pensif, penché sur un épais cahier de dessin, posé sur ses genoux, le crayon dansant au bout des doigts. Je restais là surpris, au seuil de l’interdit, lorsque ses yeux et son sourire m’invitèrent à le rejoindre. Sa main feuilleta le cahier en remontant le temps puis me le tendit, à bout de bras. Etrange image que je découvris : la clairière, lui… et moi. Manquait-il une seule aiguille de sapin dans ce monde miniature de teinté gris, je ne crois pas. Sa voix douce mais ferme me tira de ce songe où mon esprit baignait…
« - Surpris ? Ne le sois pas ! Chacun d’entre
nous possède ce genre de vision fugitive mais bien peu d’hommes y prêtent
attention. Oui je t’attendais ! «
Long silence, il fixait un point hors de mon horizon, absorbé par je ne sais quelle pensée. Je détaillais l’homme, sans âge, chichement vêtu. Son visage restait impénétrable. La peau était ridée et tannée par le soleil et une longue vie que j’imaginais en extérieur. Ses cheveux mi-longs et sa barbe grisonnaient, parfaitement entretenus. Ses lèvres étaient fines et frémissaient. Il portait une chemise indienne aux motifs délavés et un pantalon de coutil clair. De simples sandales de cuir parachevaient
l’ensemble.
Il tourna le visage et je découvris son regard… Le gris et le bleu des yeux formaient une insolite union et pourtant la douceur en émanait. Qui était donc cet homme ?
Il reprit le cahier et tout en me dévisageant, tourna les pages et le tendit à nouveau. Une maisonnette de pierre, à la lisière de la forêt, s’y détachait. Un habitat d’ermite, une seule pièce protégée des grands vents du nord par les sapins, un abri d’homme qui ne choquait nullement dans le décor !
Je fermais les yeux pour en imaginer l’intérieur mais mon esprit s’y refusait. Et je compris pourquoi, en quelques secondes. Cet homme, qui par deux dessins, me montrait une partie de sa vie, avait droit lui aussi à une intimité et inconsciemment, je luttais contre une curiosité malsaine.
L’homme sans âge reprit doucement le cahier à dessins et me regarda. Sensation irréelle de se sentir investi par une autre présence, mis à nu, dépouillé de sa moindre pensée, les souvenirs-clef remontent au fil du temps en diaporama fugace…
Ni peur, ni crainte, de l’homme émanait une plénitude rayonnante, chaude et douce comme un premier rayon de soleil. Le temps a suspendu les aiguilles-témoin, le cadran s’est figé… Un esprit se dévoile…
« - J’ai traversé des déserts sans ligne d’horizon où mes yeux se perdaient au confins de l’infini. Vertigineux ! Euphorie de l’espace et de l’immensité, loin des souffrances du monde mais si seul !!! »
Quelque instant de silence comme pour une invitation…
« - Puis j’ai connu des geôles aux quatre coins de l’Univers ! La vue du prisonnier perd la notion du lointain quand les murs s’érigent et limitent son monde. J’y ai appris la peur même de mon ombre pour vivre dans la méfiance. Toujours en éveil au moindre bruissement furtif… Peur que ces murs ne tombent et me dévoilent un vide, le Vide… »
L’homme se perdit dans ses pensées.
« - Ami de passage, je ne suis ni fou ni un original ! J’ai connu l’Amour mais la mort est injuste. En reste deux enfants qui parcourent leur chemin. Deux étoiles qui brillent et réchauffent mon cœur. »
Un bref instant de silence s'ensuivit qui me parut interminable.
Puis la voix retentit à nouveau : « -Faire le deuil du peu de bonheur qu'on a eu est long avant qu'il ne reste que les souvenirs, mais c'est chose faite, »
je le regardais et acquiesçait d'un simple mouvement de tête.
Tout comme lui, je me perdis dans mes pensées. Cet épisode de ma vie remonte à plusieurs dizaines d'année et pourtant le souvenir reste précis, même si le temps écoulé me fait sans doute enjoliver la rencontre. Comprenons-nous bien . C'était un moment magique, un des rares que nous côtoyons tous, où l'esprit abandonne sa dépouille pour toucher presque l’irréel, tous les sens en éveil, le bien-être sûrement.
Il m'a montre beaucoup de ses dessins, surtout des arbres. Un vrai don ! Il avait cette patience infinie et cette acuité pour dessiner d'un trait sûr le moindre détail de ce que son œil enregistrai. Je restais près de lui émerveillé tel un enfant devant une grande découverte, j'en oubliais le temps.
Je du prendre congé à cause de mes obligations mais j'avoue que lors de ce mois de juillet, je suis passé souvent au même endroit, sans le revoir ni trouver la maisonnette de pierre, à la lisière de la forêt. Je pense souvent à cet homme qui a sans doute voulu me montrer une voie mais laquelle ? L'ais-je suivie ?
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